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Le Gabes Cinema Fen Festival

Terre d'expérimentations

Dans le cadre de son partenariat avec la Cinémathèque de Saint-Étienne (initié en 2020), j’ai eu le plaisir de découvrir la toute récente et quatrième édition du festival Gabes Cinema Fen - قابس سينما فن (Fen : Art en arabe).

Un programme époustouflant et exigeant, qui se déroule à un rythme effréné. Car si le festival présente deux sections ouvertes à la compétition pour les courts et longs métrages, l’événement est pensé «[…] comme une Agora où l’Art du Cinéma (dans toutes ses déclinaisons) et les Arts connexes sont montrés et mis en débats.», selon Ikbal Zalila qui succède à Sami Tlili en tant que directeur artistique de la section Cinéma.

Une nouvelle année marquée par la rétrospective que le festival consacre au cinéaste libanais Ghassan Salhab et s’ouvrant avec le deuxième film du réalisateur, intitulé Terra Incognita, portrait fragmentaire d’une jeunesse beyrouthine des années 2000, fragile et désarmante, confrontée au désenchantements et désirs du nouveau siècle. Une jeunesse qui cherche à trouver sa place au sein d’un Liban en reconstruction mais qui porte encore les stigmates la guerre civile, dans un parcours semi-touristique à travers sa capitale maintes fois détruite et qui l’aura encore une fois été le 4 août 2020, ravagée par l’explosion de son port.

Grande spécificité du Gabes Cinema Fen, l’art vidéo et les arts visuels y sont également représentés sur l'impulsion de La boîte, un lieu d'art contemporain et sous la direction artistique de Malek Gnaoui, avec une sélection de films d’artistes exposés dans les conteneurs d’El Kazma le long de la Corniche ainsi que dans l’Agora – place centrale du festival avec sa salle de cinéma, son patio et espace de rencontres, ses salles de projections art vidéo et son espace d’exposition. Ancien bastion du RCD (parti politique de l’ex-président Ben Ali) incendié lors de la révolution, aujourd’hui transformé avec maestria en lieu de rencontres et de culture, l’Agora a été en partie restaurée tout en conservant certaines traces de la révolte. Et c’est dans les salles aux murs toujours noircis par le feu que prennent place les œuvres de 9M15, une exposition sur l’histoire et la mémoire du football à Gabès qui se déroule à travers un ensemble de photographies et films, archives, témoignages et accessoires récoltés auprès des gabésiens, des joueurs et des supporters de ses deux grands clubs rivaux : « L’Avenir sportif de Gabès » et le « Stade gabésien ».

 

Succédant à l’artiste français Laurent Montaron qui signait le commissariat 2021 de la section art vidéo El Kazma, c’est l’artiste, acteur et metteur en scène libanais Rabih Mroué qui endosse cette année le costume de commissaire pour cette nouvelle édition. Une dizaine de conteneurs maritimes transformés en salles de projection, peints en blancs lors de l’édition 2019 (commissaire, Amel Ben Attia), puis jaunes en 2021, ils se découpent d’un noir béant sous le soleil de plomb de la Corniche de Gabès. En écho aux questionnements du commissaire qui nous rappelle «[qu’] à tout instant, l’humanité produit un nombre inouï d’images à la dissémination débridée. Ces images constituent notre moyen d’expression majeur et des armes pour mener nos petites et grandes guerres. Nous avons tellement abusé des images, les avons tellement dévoyées qu’elles se sont retournées contre nous.» De fait, Rabih Mroué nous place face à nos responsabilités individuelles et collectives en tant que spectateur.ices et mais aussi en tant que faiseurs et faiseuses d’images dans un monde qui en est aujourd’hui plus que submergé. Étayant son propos par une programmation remarquable, où la dureté des images et des récits auxquels nous sommes parfois confronté.es nous rappelle avec justesse que les images et les symboles sont autant de vecteurs d’une multitude d’usages politiques qui servent à créer si bien qu’à détruire. Les films d’Harun Farocki, Hito Steyerl, Eric Baudelaire, Sanaz Sohrabi, Jean-Luc Godard & Anne-Marie Miéville ou encore Heba Amin (pour ne citer qu’elleux), nous conduisent à réinterpréter ces usages, à repousser toujours plus loin les possibles de l’image, à disséquer l’histoire pour mieux anticiper les mutations d’une humanité en prise avec ses propres cataclysmes.

 

Le Gabes Cinema Fen est un festival intense et s’engage profondément à créer un maillage culturel solide au sein de la ville de Gabès, cité elle-même confrontée à de nombreux cataclysmes écologiques, sociaux et politiques – naufrage d’un pétrolier au large des côtes il y a quelques semaines ; catastrophe écologique et sanitaire du fait de la proximité d’un complexe industriel chimique aux portes de la ville depuis les années 70 ; incendie dans le marché traditionnel Souk Jara...

C’est d’ailleurs la menace d’un futur apocalyptique que fait planer le groupe chimique tant sur la population que sur l’écosystème gabésien que l’artiste Ghassen Chraifa a choisi de documenter et d’exposer pour sa sortie de la Résidence K, aux côtés des œuvres du duo formé par l’autrichien Markus Hiesleitner et Malek Gnaoui. Toutes et tous, qu’iels soient membres de l’équipe, les réalisateur.ices ou artistes visuel.les, se font le relais des problématiques spécifiques de ce territoire... Problématiques qui s’avèrent planétaires et qui se télescopent sans fin depuis l’avènement de l’industrialisation et de la mondialisation. Une inquiétude, ou sentiment d’intranquillité, qui parcourt aussi le travail de la jeune génération de créateur.ices tunisien.nes exposé.es dans les nouveaux appartements de K-OFF, sous le commissariat de Kenza Jemmali. D’une pièce à l’autre on navigue dans des espaces désertés sur les traces d’un père disparu (Under the Dust, Wafa Lazhari), suivons les récits de sorcières modernes (Heilroom, Nada Chamli), les canapés volent par les fenêtres au ralenti dans Resurrection, d’Achref Bettaieb et nous apprenons comment la couleur des fleurs trahit nos émotions aux dires des fleuristes de l’avenue Bourguiba, filmés à la volée par Souheila Ghorbel dans Winter Bloom.

Une programmation très dense et particulièrement atypique pour un festival « a-priori » de cinéma qui déborde largement de son cadre, voire même, le remet en question… Une initiative d’envergure qui propose également aux spectateurs de faire l’expérience du 7e Art en réalité virtuelle et augmentée, d’accueillir des débats, rencontres avec les artistes, ateliers critiques et performances.

 

Le GCFen s’est donc clos à quelques jours de l’ouverture du festival de Cannes – où figurent d’ailleurs trois films tunisiens, dont Ashkal, de Youssef Chebbi (le réalisateur avait été programmé lors de l’édition en ligne du festival 2021, sous le commissariat de Paul Ardenne, dans la section El Kazma). Alors à toutes celles et ceux qui n’ont pu profiter de cette expérience in-situ, ou encore à vous qui y étiez et qui êtes déjà nostalgiques de cette dernière édition : sachez qu’il est encore possible de se rattraper en ligne ! Car depuis l’annulation de sa deuxième édition sur place pour cause de pandémie, l’équipe du festival a imaginé et maintenu son édition numérique, accessible gratuitement et en intégralité depuis la Tunisie et partiellement dans le reste du monde, jusqu’au 28 mai.

 

Camille Pradon, visuels © GCFen, 2022.

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